Victor Hugo
doit pleurer au fond de sa tombe… Convaincu de ce que l'éducation détermine le
destin d'un être humain, il plaidait inlassablement en faveur de
l'enseignement. On connaît sa harangue célèbre : "Ouvrez une école, vous
fermerez une prison !" En 1834, il s'exclamait : "Quoi ! La Suisse sait lire, la Belgique sait lire,
le Danemark sait lire, la Grèce sait lire, l’Irlande sait lire, et la France ne
sait pas lire ? C’est une honte." Pauvre cher Hugo…
Osons en effet regarder ce
qu'il en est, en notre petit pays qui n'est sans doute pas le plus déshérité de
tous. Nos prisons regorgent de détenus et sont montrées du doigt par les
défenseurs des droits humains les plus élémentaires. C'est une honte, en effet.
Quant à nos écoles, elles consacrent et accentuent les ruptures sociales : les
bons élèves – dont la plupart doivent presque tout à leur famille – s'en tirent
plutôt bien, tandis qu'une masse grossissante de jeunes échouent, décrochent
péniblement un diplôme, voire aucun. Dans le secondaire, près d'un élève sur
deux a un an (au moins) de retard; en primaire, un enfant sur cinq a déjà
doublé. Et voici qu'on nous annonce que 5% des bouts de chou de maternelle
doivent retarder d'un an leur passage en primaire ! Cela aussi, c'est une
honte.
Car au fond, depuis le
temps de Victor Hugo, les croyances, ces parasites de l'intelligence, n'ont
guère changé. Au XIXe siècle,
les braves gens étaient convaincus que les
voleurs l'étaient de nature ; et qu'il fallait s'en protéger en les
enfermant, en en exécutant quelques-uns aussi. Quant à l'école, si elle
permettait effectivement de monter dans l'échelle sociale, c'était à coup de
punitions puisqu'un enfant, par nature, est paresseux et désobéissant.
On aurait pu croire que des
décennies de recherches en criminologie, psychologie, pédagogie auraient
déraciné ces croyances calamiteuses. Il semblerait que ce ne soit pas le cas et
que le "surveiller et punir" de Foucault ait encore de l'avenir. Cela fait un demi-siècle que s'accumulent les
études sérieuses, les recherches scientifiques qui démontrent l'inefficacité
des pratiques carcérales et scolaires en vigueur chez nous : l'enfermement, ni
même la peine de mort, ne réduisent la violence urbaine ; le redoublement n'a
aucun effet bénéfique sur l'apprentissage et la réussite. Sans doute quelques
prisonniers s'amendent-ils; sans doute quelques élèves tirent-ils profit d'une
année supplémentaire. Mais pour quelques exceptions, combien de gâchis ! La
prison, dure école, produit elle-même les "fauves" qui en sortent ;
quant aux élèves abonnés au redoublement, ils finissent par quitter le système
résignés, dégoutés, sans grande estime pour eux-mêmes, leur avenir
incertain. Mais voilà : que valent des
études scientifiques, des preuves… face aux croyances solidement ancrées ?
"Mais
que voudriez-vous qu'on fasse avec ces jeunes qui ne veulent pas étudier, avec
ces délinquants qui pourrissent notre vie quotidienne ?" Refrain trop
connu. La sécurité fait partie des besoins de base de l'être humain. Mais la
peur est rarement bonne conseillère : on peut bien installer des portiques
détecteurs dans les prisons et des systèmes de reconnaissance digitale à
l'entrée des écoles, on peut installer des caméras de surveillance dans les
préaux des deux, placer un policier dans chaque bus et un vigile à la grille du
collège; on peut bien construire de nouvelles prisons et – pourquoi pas –
songer au redoublement des bébés en crèche, tant que l'on n'aura pas regardé en
face la violence symbolique (et physique, parfois), qui habite les prisons et tant
d'écoles, rien ne changera.
Quand
tout sera enfin "sous contrôle", nous vivrons (peut-être) en
sécurité, mais nous n'aurons plus rien à sauver, car nous aurons perdu notre
capacité d'assumer le risque, de croire en l'humain envers et contre tout, de
vivre ensemble autrement qu'en des rapports de force, de passer un relais
d'espoir aux plus jeunes. Tout ça pour des croyances…