J'ai eu l'occasion de feuilleter, l'autre
jour, un vieux magazine datant de 1961. Cinquante ans ! Autant dire, une
antiquité…
C'était le temps des Golden Sixties, ces années d'or où le souvenir de la guerre
commençait à s'estomper, où la croissance était évidente et l'essence à peine
plus chère que la limonade. L'optimisme était de rigueur et l'avenir, radieux. Daté
du mois de janvier, le magazine se livrait à un exercice périlleux: imaginer ce
que serait l'avenir 50 ans plus tard – avec un titre à la mesure des certitudes
ambiantes : "Comment nous vivrons en l'an 2000" !
Cela vaudrait la peine, s'ils vivent
encore, de remettre ces joyeuses prévisions sous le nez de ceux qui les ont
concoctées. En l'an 2000, la plupart des voitures se déplaceraient
silencieusement, téléportées au-dessus du sol ; les ménagères seraient
soulagées de leurs tâches (oui, c'était avant la vague féministe) par de
sympathiques robots. Quant au travail, il deviendrait à coup sûr une partie de
plaisir, tant on aurait amélioré le confort des usines et automatisé les
tâches. J'en passe et des meilleures…
Ce qui me frappe là-dedans, c'est le
manque d'imagination : au fond, ces élucubrations futuristes n'étaient que
l'amplification de ce qui apparaissait dans les années 60 : recherche
automobile, développement de l'électroménager, par exemple. Par contre, pas l'ombre d'un pressentiment par rapport à
ce qui allait faire basculer la société : l'informatique, la mondialisation, le
mouvement des femmes ou les nouvelles formes de familles (mai 68 n'était pas
encore passé par là…). Et surtout, quelle prétention ! Quel sentiment de
toute-puissance sans limite !
C'est peut-être bien ce sentiment de
toute-puissance qui, de fait, marque aujourd'hui notre époque. Sentiment
inégalement partagé, car si certains grands financiers, managers ou potentats
semblent n'avoir pour credo que l'expansion, si certains apprentis sorciers se
croient capables de refaçonner le vivant, je suis frappée par le sentiment
d'impuissance et de fatalisme qui pèse sur tant de gens simples.
"Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse ?" Tel est le refrain désabusé
que l'on entonne après une énième fermeture d'usine, après un scandale boursier
ou les embouteillages sur le ring de Bruxelles à 7h du matin.
Ah, je n'ai pas la réponse. Je pourrais
quand même citer en exemple la résistance des jeunes dans les pays arabes, en
Espagne, en Grèce. Ou plus humblement, parler d'un fraisier. Un petit fraisier
des bois, moche, sale, maigrichon que j'avais découvert au pied d'un mur
délabré il y a 8 ans. Contre l'avis de mes enfants (qui imaginaient comment les
chiens l'avaient arrosé) et celui de mon chien qui détestait que l'on plante
quoi que ce soit en ses terres, j'ai placé le petit fraisier dans un coin de
mon jardin. Pendant 7 ans, il a donné… surtout des feuilles, petites et
envahissantes, que mon chien se faisait un plaisir d'arracher. De temps en
temps, 5 ou 6 fraises. Mais jamais je ne me suis résignée à l'arracher.
Grand bien m'en a pris, car cette année,
l'obstination du fraisier et la mienne se sont mutuellement récompensées : j'ai
fait la cueillette d'un bon demi-kilo de délicieuses fraisettes et d'autres
sont prêtes à rougir. Pourquoi
aujourd'hui? Je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que le futur se rit des
prévisions et que, pour peu que l'on soit aussi obstiné qu'un tout petit
fraisier, on finit par mettre en échec le chien lui-même.