Même
si cela n’a pas défrayé la chronique, il a bien fallu que la presse relate la
chose : l’épouse d’un homme comptant parmi les plus grosses fortunes
belges a été tuée à coups de fusil devant son domicile par son beau-fils, issu
de la première union de son mari. Il est question de frustration, d’argent, de
mésentente à un degré exacerbé. On imagine sans peine le coup de tonnerre qui a
dû retentir dans la petite commune, l’une des plus huppées du Royaume. Dans les
journaux, l’on voit le couple en mission économique aux côtés du roi ou posant
affectueusement dans sa belle villa. Qui pourrait imaginer qu’en quelques
instants explose tout un monde élégant, racé, à qui en apparence tout
réussit ? Un monde à qui l’on appliquerait assez spontanément le vieil
adage qui veut que « les gens heureux n'ont pas d’histoire »...
Méfions-nous
de la soi-disant sagesse populaire. Avec ses assertions déversées à la grosse
louche, elle ne peut évidemment manquer de souligner l’un ou l’autre fait de
bon sens (qui veut voyager loin ménage sa monture…) ; mais elle rate plus
souvent encore sa cible. Qui oserait jurer que bien mal acquis ne profite
jamais et que tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ? Quant
aux gens heureux qui seraient sans histoire, c’est confondre la réalité avec l’apparence,
car enfin que serait une vie dans laquelle il ne se passe absolument rien, pas
le moindre événement qui vaille de s’y arrêter, pas le moindre caillou dans le
soulier, pas le moindre désaccord ? Sans doute l’adage est-il aussi le
reflet de ce travers tellement humain, qui veut que les malheurs et les
accidents intéressent davantage (surtout s’ils sont proches) que les naissances
et les réussites. Et oui, il est des vies qui semblent marquées d’emblée au
sceau de la déveine et de l’enlisement tandis que d’autres semblent cueillir
les bonheurs et les succès comme jonquilles au printemps. Rien à voir avec la
fatalité et beaucoup, avec le côté de la ligne de partage où la vie vous jette
à la naissance.
Reste
que tous les humains sans exception racontent, par leur vie, une histoire. Sans
doute tous ne l’étalent pas dans les médias ou des biographies, certains vont
même jusqu’à estimer que leur histoire ne vaut pas la peine qu’on en parle… Faut-il
qu’ils aient été broyés par les jugements de valeur, ces redoutables étiquettes
qui attribuent des qualifications comme l’on indique le prix sur une denrée au
marché ? Cette très vieille dame qui finit ses jours en maison de retraite
a été violoniste dans un orchestre symphonique ; sa voisine a été vendeuse
de magasin : elle sont désormais réunies par une parfaite indifférence institutionnelle
à leur passé ; ici, elles ne sont plus que des « résidentes ». Il
suffit pourtant de les interroger pour se rendre compte que leurs vies ont été
pleines de rebondissements, d’incertitudes, remplies de beaux jours et
d’épuisante grisaille. De vraies histoires.
Le
romancier belge Armel Job maîtrise à merveille un art difficile : celui de
donner vie à des personnages qui, a priori, n’ont strictement rien
d’extraordinaire, des hommes et des femmes qui pourraient être nos voisins, nos
amis, nos connaissances – nous peut-être. A partir d’un événement comme il s’en
produit tous les jours, il fait venir à la lumière les recoins secrets, les
frustrations, les grains de sable qui inévitablement se glissent dans la
routine quotidienne la mieux huilée, la mieux entretenue. Il ne dénonce pas une
hypocrisie, non, mais il dissèque calmement, sans juger, tout ce qui fait
l’épaisseur d’une vie apparemment sans histoire. Au fil des pages de ses
romans, c’est tout simplement ce qu’on appelle l’humanité qui se laisse
découvrir sous le scalpel de sa plume. Par là, il redit ce que n’ont cessé
d’expliquer la Bible et les philosophes, Blaise Pascal en tête. L’homme n’est
ni ange ni bête, il n’est ni entièrement blanc, ni entièrement noir mais
toujours paradoxal, contradictoire, habité de désirs contraires, tiraillé entre
idéal et réalité, tenaillé par les pulsions. Et c’est précisément cette
complexité qui fait de sa vie une histoire en grande partie imprévisible,
jamais complètement déterminée. Une histoire à épisodes où tout peut basculer
(ou pas). Les romans d’Armel Job sont passionnants parce que ce ne sont ni des
sagas, ni des thrillers. Ils sont le miroir de la vie telle qu’elle va,
alimentant au quotidien les rubriques « fait-divers » des infos, de
la bagarre de fin de soirée au meurtre prémédité. Avec des gens honorables qui
s’avèrent avoir une double vie moins lisse ; avec des paumés qui se
trouvent faire preuve de grande droiture. Avec ces innombrables choix
minuscules que l’on pose, l’un après l’autre, sans même s’en rendre compte et
qui, en bout de course, finissent par mener à un geste odieux ou à une grande
et bonne décision. Nous sommes, toutes et tous, les héroïnes et les héros d’une
histoire jamais achevée.