Cela s’est installé en douceur, sans même que nous ne nous en
rendions compte. À force, on s’habituait à acheter une crème « natural
care » et à consommer « fast food ». On a reçu nos « covid
safe tickets », rempli le « passenger locator form » et essayé
de comprendre ce que recouvrait le mot d’ordre « Get up
Wallonia ! » ou le plan « Good move ». On s’est même
habitués à ce que la radio publique ne passe quasiment plus que des titres
anglais, y compris des années 70. « La vie en rose », son antenne de
chanson française, a disparu aux oubliettes et ce n’est que lorsque s’en vont
Anne Sylvestre ou Christophe que l’on se souvient qu’ils ont existé et nous ont
laissé des petites perles que l’on entend encore au fond de son cœur.
Désormais, on est « chill », on crée des « events » pleins
de « fun », on « customize » son jean et on se plaint de
n’être pas dans « le bon mood ». Jusqu’au moment où une étudiante
gémit : je n’ai même plus le time (prononcer taïme) pour m’amuser,
tandis qu’un gars de son âge avoue ignorer ce que signifie le
« pluralisme » (on n’a pas idée d’utiliser des mots aussi difficiles,
non plus…).
Une langue parlée vit et évolue, c’est sûr et c’est une bonne
chose. Mais est-on bien sûrs que l’envahissement du français par le
« globish » représente un enrichissement ? Le globish, c’est cet
anglais basique, aux termes et à la grammaire limités, qui permet une
communication minimale et accessible en principe au plus grand nombre. En
principe, parce qu’il n’est pas certain que l’interview en anglais, à une heure
de grande écoute radio, d’un écrivain connu des seuls présentateurs soit d’un
accès aisé pour celui ou celle qui, à ce moment-là est en train d’éplucher les
pommes de terre du dîner. Le globish ne deviendrait-il pas le cache-misère du
rétrécissement de la langue dite maternelle, celle qui nous permet de
penser ?
Car tout soupçon de nationalisme écarté (d’ailleurs, en quoi
aimer et peaufiner sa langue natale serait-il forcément un signe de
repli ?), demeure un risque social réel : moins on a de mots, plus la
nuance est difficile, plus la maîtrise de réalité est compliquée et plus la
complexité nous échappe. Certes, ici se pose la question de l’œuf et de la
poule : est-ce parce que le monde est de plus en plus complexe que l’on se
limite par commodité à une batterie de mots simples… ou bien l’appauvrissement
du vocabulaire rend-il le monde de plus en plus indéchiffrable ? Et que
l’on n’évoque pas ici des lubies d’intello ! Les enfants de l’ascenseur
social d’après-guerre vivaient dans des familles où l’on n’avait pas été à
l’école et qui le regrettaient, parce qu’il semblait que leur vie leur
échappait. C’est l’école qui a donné les mots et les codes sociaux sociaux à
ces enfants, a ouvert de larges spectres à leur pensée, leur a appris que rien
n’était jamais ceci blanc ou noir, bon ou mauvais. Ils ont fait aussi
l’expérience jubilatoire de chanter ensemble au camp Ferrat, Béart ou Brel (ces
insupportables ringards !), mais aussi Claude François et Johnny Halliday –
en y trouvant du sens. Quel que soit leur milieu d’origine.
Voilà bien l’enjeu désormais : éviter que ne se creuse
sournoisement un nouveau clivage, entre celles et ceux qui se sentent
« in », parce qu’ils ne se prennent pas la tête, comme ils disent, et
font du globish leur patois familier, et celles et ceux qui auront reçu, dès le
berceau, des mots pour se penser, penser leur monde et en percevoir la
complexité. C’est pas fun ? Ben… ça dépend : si le fun, c’est le
plaisir immédiat, le divertissement, la rigolade, en effet il n'y a pas de quoi
s’éclater. Mais s’il s’agit de la satisfaction incomparable éprouvée lorsqu’on
comprend enfin une énigme ou de la vraie joie que l’on peut éprouver lors d’une
rencontre amicale, de débusquer les paradoxes et les iniquités, d’avoir
simplement les mots pour dire la vie dans toute sa richesse, alors oui, tout
ça, c’est « fun » ! Mais peut-être serait-ce mieux en français
dans le texte…