"Il faudrait une répression plus efficace ! Il faudrait brider la
vitesse des voitures ! Il faudrait des dispositifs urbains qui empêchent de
rouler vite !..." Petit florilège de commentaires entendus à la radio
après le drame qui a endeuillé ce qui devait être un joyeux carnaval à Strépy.
Commentaires marqués évidemment par l'émotion – ce qui est parfaitement normal,
tant la raison peine à comprendre comment un conducteur a pu débouler dans une
foule sans intention de nuire. Un responsable de la sécurité routière ajoutait
que chaque jour, 108 voitures sont flashées (sans compter celles qui ne le sont
pas) pour des excès de vitesse excédant de 40 km la limite permise, 90 au lieu
de 50 par exemple… Et là, on se dit, au seuil du découragement, que décidément
quelque chose ne tourne pas rond au royaume de la bagnole.
Car soyons réalistes : sauf à
installer des dispositifs de surveillance individuels qui réduiraient encore un
peu plus notre espace privé, il est impossible de prévenir et même de réprimer
ce genre de comportement irresponsable. Réprimer… L'idée se répand dans
l'exacte mesure où l'individualisme s'installe, lui aussi, comme une évidence.
Si chacune et chacun a le droit de faire ce qu'il ou elle veut selon son désir,
alors tout ce qui vient troubler le bien-être supposé accompagner cette posture
est considéré comme une atteinte insupportable. Si chacune et chacun a pour
horizon moral son propre épanouissement, alors il est inévitable que d'une
part, des comportements transgressifs se multiplient (si j'aime la vitesse,
pourquoi me priverais-je de ce plaisir ?) et, d'autre part, que la seule
réponse aux transgressions soit la répression : j'ai bien le droit d'éliminer
tout ce qui menace mon bien-être.
Et n'évoquons pas trop vite le
principe de "justice" ! Autrefois, la loi du talion – œil pour œil,
dent pour dent – était bel et bien une forme de justice, en empêchant les
vengeances tout à fait disproportionnées. Mais il s'agissait tout de même d'une
forme de vengeance. La Justice a grandement mûri avec les siècles, s'est
affinée, guidée par la raison, instruisant à charge et à décharge afin que nul
ne soit injustement condamné, ni ne le soit sous l'égide de la vengeance. Demander
aux autorités judiciaires de réprimer à tout coup et toujours davantage, c'est
lui dicter sa conduite en prenant appui sur les sentiments que l'on peut
légitimement éprouver (insécurité, colère, souffrance) lorsqu'on est confronté
à des comportements destructeurs.
N'était-ce pas, au fond, le
principe avec lequel on éduquait autrefois les enfants ? La mise au coin, la
fessée voire le fouet étaient censés mettre au pas le gosse qui s'était mal
conduit à l'école, à table, au catéchisme. La légitime interdiction des
châtiments corporels n'a cependant pas complètement aboli la répression,
laquelle a trouvé des voies plus retorses pour s'exercer : propos dépréciatifs,
humiliations, indifférence… Mais surtout, il n'est pas certain que le
"vide" laissé par la répression pure et dure se soit accompagné d'un
surcroît d'éducation à la vraie responsabilité, celle qui enjoint à tout à
chacun, quel que soit son âge, de "répondre de " ses actes. Être
responsable, au sens strict, c'est agir en étant conscient à la fois de ce qui
motive l'acte et de ses conséquences possibles, non seulement pour soi mais
aussi pour autrui. Désormais, quand on demande "qui est responsable
?", on cherche plus simplement à désigner un coupable.
Or la question, elle se pose à
chacune et chacun de nous. Qui donc, dans notre société qui a fait du désir un
dieu, de l'ego une idole et de la consommation leur culte, qui donc peut en
toute honnêteté répondre : je suis et
j'agis partout et toujours en responsable que je veux être, afin que le bien
commun soit possible ? Oui, rouler à tombeau ouvert (cruelle et juste
expression !) est irresponsable. Mais aussi, polluer est irresponsable ; être
indifférent à la souffrance des migrants est irresponsable ; laisser
s'installer des pouvoirs totalitaires est irresponsable – parce que ces
irresponsabilités finissent par revenir en pleine figure, tels des boomerangs.
Question annexe : en famille, à l'école, éduquons-nous vraiment nos enfants à
devenir des personnes responsables ou bien la répression et le laisser-faire
(son double maléfique) sont-ils la seule et fragile balise censée leur donner
enracinement et force ? Qu'on le veuille ou non, l'humanité est un corps
solidaire dans lequel ce qui affecte (en bien ou en mal) les uns touche
nécessairement les autres. Imaginer que l'on peut s'épanouir en ignorant le
bien commun est un leurre irresponsable – et qui peut dire qu'il n'y cède pas
quelquefois ? Se défausser de sa responsabilité propre en refusant de voir
qu'elle peut produire du monstrueux, c'est tout simplement refuser ce que la
Bible appelle la "conversion", qui n'est rien de moins qu'un
chamboulement du cœur.