Abuseur, nul
et non avenu, Œdipe, Neptune : s'il vous arrive d'utiliser ces vocables, vous
risquez bien, d'ici peu, de paraître un digne descendant de Jacqouille la
fripouille, un "visiteur" venu d'un temps révolu. La très sérieuse
académie française a en effet supprimé ces mots de son dictionnaire. Vous
pourrez toujours vous consoler avec de nouveaux venus : merguez,
jusqu'au-boutisme, pistonner ou discothèque, par exemple. Qu'une langue évolue,
c'est signe de sa vitalité et on ne se regrettera pas, à vrai dire, la
disparition de l'architriclin, chargé de l'ordonnance du festin dans
l'antiquité romaine...
L'on peut
cependant se demander si certains termes ne sont pas des espèces en voie de
disparition, et donc, à protéger et réhabiliter. L'autre jour, dans une
discussion entre personnes normalement scolarisées, quelqu'un défend l'idée
qu'en éducation, la Loi doit exister, sans obliger. Perplexe, je lâche : "Ce que vous dites est vraiment
paradoxal". Silence. Regards vides, comme si je venais de lâcher un
gros mot ou de parler une langue étrangère. Jusqu'à ce que se hasarde la
question: "Que veux-tu dire par là
?" Mi-suprise, mi-amusée, je l'avoue, je réponds : "Eh bien, que ce qui vient d'être dit
est un beau paradoxe"... Nouveau silence. Puis, afin d'éviter le
malaise, je "traduis" : "Vous
parlez d'un fait qui présente des aspects contradictoires et donc, défient la
logique. En principe, une loi est contraignante par nature..."
Soulagement : Ah ! Oui, bien sûr, c'est
ça." Ben oui. Mais reconnaissons quand même qu'un seul mot – paradoxe
– est tout de même plus économique pour la pensée que le recours à la
définition qui l'explique ! Et puis, si un mot finit par s'effacer du paysage
mental, ne risque-t-il pas d'entraîner dans sa mort la réalité qu'il désigne ?
On peut, me
semble-t-il, raisonnablement se poser la question à propos du paradoxe. Car pas mal de nos
contemporains ne semblent même plus s'apercevoir que l'air du temps en est
saturé. Un exemple entre cent : d'innombrables injonctions nous sont adressées,
relatives à une sorte de devoir d'auto-construction. Gère ta vie ! La réussite,
tu la décides ! Si tu ne trouves pas de travail, c'est que tu ne veux pas vraiment
travailler ! L'élève comme l'employé est acteur de son développement ! Jusqu'à
prétendre que la maladie elle-même est le symptôme d'une volonté défaillante ou
mal orientée. Alleluia ! Le rêve du/de la self-made man ou women est en passe
d'être atteint... Le simplisme de telles affirmations, fondées sur le mythe
d'un individu parfaitement indépendant et tout-puissant, suffirait à les rendre
suspectes.
Mais voici,
invisible alors même que massif, le paradoxe : dans le même temps, avec la même
force, nous sont assénées des injonctions qui sont autant de ficelles
susceptibles de nous transformer en marionnettes passives. Désormais, il nous
fait en avoir un indice de masse corporelle idéal, un taux de cholestérol et de
glycémie répondant aux normes, manger des lentilles et bannir le beurre (enfin,
là, ça peut changer selon les études), lire le dernier Goncourt, et, selon ses
goûts et son milieu social, adorer ou mépriser les sushis ou les frites sauce
andalouse, la bagnole customizée ou le mobilier vintage, le grand Jojo ou les
films de Michael Haneke. Essayez donc de vous habiller comme vous en avez
envie, d'échapper aux séries télé, d'ignorer souverainement le destin des
Diables rouges !...
Jamais
peut-être n'a-t-on vécu de manière aussi prégnante ce paradoxe : nous
revendiquons haut et fort l'autonomie, le respect de l'individu, de sa vie
privée... en une époque où sa liberté et son libre arbitre se voient, jour
après jour grignotés par un système économique qui ne saurait s'en accommoder.
Paradoxe suprême que cette pub pour un parfum où l'on voit une femme se libérer
des liens qui la manipulent... afin de vanter la fragrance qu'il nous faut
porter si nous voulons être comme elle !
Si les
"cours de rien" (et les autres !) sont à la recherche de contenus
pour former les jeunes, peut-être pourraient-ils creuser cette veine des mots
de la pensée qui sont en voie de disparition : il y va de l'écologie humaine.