Je n'en crois pas mes yeux. Que le
vocabulaire s'affadisse, se rétrécisse, se lobotomise dans les parlotes
télévisées et autres Secret Story, c'est hélas la triste réalité. Une starlette lâche: "Non
mais allo, quoi ! T'es une fille et t'as pas de shampooing !" et voilà
qu'elle est invitée sur les plateaux télé et commentée dans de sérieux
journaux. Elle vient même de déposer cette expression inoubliable à l'Institut
français de la propriété intellectuelle… Soit. Mais que mon mensuel de mots
croisés, mon accélérateur de neurones favori soit désormais atteint par ce
virus, vraiment, je n'en crois pas mes yeux. Voyons : quel mot de quatre
lettres définit l'adjectif "identique"
? Spontanément, j'écris : "même".
Impossible, ça coince en verticale. J'ai beau chercher : semblable, pareil, analogue… Aucun mot de quatre lettres. Alignant
donc les définitions verticales, je vois apparaître : égal. Comment, ça, égal ?
Egal synonyme d'identique ? Il doit y avoir une erreur, ou alors ma grille de mots
croisés s'est transformée en problème de maths… L'identité exprime la
similitude entre deux objets distincts, l'égalité indique le rapport entre ces objets ou individus. De
vrais jumeaux peuvent avoir des traits identiques et être très inégaux : l'un
est en bonne santé, l'autre non ; inversement, hommes et femmes ne sont pas
identiques, mais en droit ils sont égaux.
A
bien y réfléchir, cette erreur tend bel et bien à s'ériger désormais en vérité.
Ainsi, s'agit-il de permettre à tous les enfants, quelle que soit leur origine,
d'accéder au savoir – question d'équité, c'est-à-dire d'égalité ? Voici que
l'on propose que tous apprennent la même chose, au même moment, au même rythme
; ce qui, loin de les rendre égaux, creuse en réalité les inégalités, parce que
l'on n'a pas tenu compte des différences. Au nom du principe d'égalité de
droits (et je tiens ce principe pour essentiel !), il est presque devenu
politiquement incorrect de parler des différences : homme ou femme, père ou mère,
homo ou hetero, autochtone et allochtone – tous égaux (oui !), tous les mêmes (vraiment
?) !… C'en est même curieux : jamais on n'a autant valorisé la différence
culturelle – ah, la délicatesse du sushi, les bienfaits du zazen, l'entrain de
la musique africaine ! Et dans le même temps, les femmes sont priées de mettre
entre parenthèses leur spécificité (elles portent les enfants) pour s'adapter
aux conditions de travail : elles ont voulu l'égalité de droits ? Qu'elles
assument… Dans le même temps, d'autres femmes se voient reprocher de porter les
vêtements de leur culture : elles veulent vivre ici ? Qu'elles s'assimilent,
c'est-à-dire qu'elles soient semblables à nous… Si encore cette identité
contrainte débouchait sur l'égalité de traitement ! Mais non : des différences
salariales entre hommes et femmes ont toujours cours et porter un nom "pas
de chez nous" suffit trop souvent à écarter d'un emploi la jeune pourtant
diplômée et vêtue d'un tailleur.
Un
slogan est par nature facile, racoleur – et ambigu. Du travail pour tous ! Le
mariage pour tous ! Le diplôme pour tous ! Ces mots sont porteurs d'une charge
d'espérance, d'une reconnaissance de l'égale dignité humaine qu'on ne saurait
désavouer et encore moins décevoir. Leur inconvénient, c'est qu'ils risquent
d'agir comme un rouleau compresseur, d'aplatir au nom d'un bel idéal d'équité
l'extraordinaire richesse qui rend chaque individu, chaque groupe social,
chaque culture, irréductible, existant par et dans sa différence. Effet sur les
humains de la globalisation économique ? Ce qui est sûr, c'est qu'il est
infiniment plus difficile d'établir l'équité, la justice à partir de la
reconnaissance de ces différences – accueillir dans une même classe d'école des
enfants aux profils discordants ! – que de raboter celles-ci.
Mais
quand l'égalité se laisse enfermer dans les quatre cases de mots croisés du "même", quelque chose de la
rencontre et de la reconnaissance d'autrui est en voie de disparaître.