Triste nouvelle : le puma de
l’Est américain a officiellement disparu. Tout comme le dauphin du fleuve
Yang-Tsé et l’onagre de Syrie. Et il n’est pas impossible d’imaginer, hélas,
que nos arrière-petits-enfants devront aller au musée pour savoir ce qu’était
un éléphant, un thon rouge ou un lynx… Certes, les disparitions d’espèces ont
toujours existé, c’est un phénomène naturel lié à l’évolution. Mais on sait
qu’aujourd’hui il y va surtout de la responsabilité (ou plutôt de
l’irresponsabilité) humaine. Certains experts
pensent que plus de la moitié des espèces vivantes aujourd'hui peuvent
s'éteindre d'ici 2100 ! Raison pour laquelle tant de gens se
mobilisent pour sauvegarder ce milieu naturel qui est notre commune maison.
Mais il n’y a pas que les espèces
animales et végétales qui sont menacées d’extinction. Les mots, ces mots que
nous utilisons pour communiquer, pour traduire notre pensée, les mots peuvent
disparaître ! Tous les 10 à 12 ans, en effet, les dictionnaires sont
passés à la loupe et c’est alors le chassé-croisé : des mots sont
supprimés, d’autres sont ajoutés. C’est ainsi qu’arobase, cybercafé, ou
multiculturalisme ont trouvé droit de cité, tandis que passaient à la
trappe la zuchette (une variété de
courge italienne), l’échauboulure (un
urticaire bovin) et le sulfureux adjectif peccamineux,
si cher aux confesseurs. Même le bon
vieux bolcheviste a été jugé…
obsolescent. Aïe : encore un mot disparu ! Là, voyez-vous, je
commence à sentir ma fibre conservatrice me titiller. Comment dire avec un seul
mot qu’une chose est en train de devenir hors d’usage, sans l’être encore tout
à fait ? Je ne vois que l’adjectif obsolescent...
Aujourd’hui pourtant, le dictionnaire ne reconnaît que le mot
« obsolète », qui désigne une chose définitivement dépassée. Tiens,
tiens… Comme ça colle bien avec notre culture de l’hyperconsommation :
j’achète, je jette ; c’est dans l’air, c’est ringard. Pas étonnant non
plus que le mot « bolcheviste » ait été recalé : qui peut encore
adhérer aujourd’hui à cette doctrine ?
Tout de même : quel pouvoir que
celui de décréter que tel mot n’a plus sa place dans une langue… Car un mot,
c’est bien plus qu’une suite de lettre et de sons. Les mots sont les ailes de
la pensée. C’est eux qui nous permettent d’exprimer, avec d’infinies nuances,
ce que nous ressentons, ce que nous pensons. Dire qu’un objet est joli, ce n’est pas la même chose que de
le déclarer suberbe. Et sauf à porter
d’invariables baskets, on ne se chausse pas de la même façon avec des escarpins ou des godillots. A la différence des piles d’une certaine marque
« qui ne s’usent que si l’on s’en sert », la pensée, elle, est
gravement menacée si l’on ne se sert plus de certains mots, même s’ils figurent
encore au dictionnaire. Tenez : qui parle encore aujourd’hui de miséricorde, je veux dire : qui en
parle dans la vie quotidienne, dans les médias, dans les conversations ?
C’est que le droit – mon droit ! –, la justice font davantage recette.
Avoir le cœur sensible au malheur d’autrui, aller jusqu’à lui pardonner ses
torts : quelle incongruité – pardon, quelle bizarrerie (encore un vieux
mot qui m’a échappé !). Mais que se passera-t-il lorsque nous
n’utiliserons plus des mots comme : faire
grâce, mansuétude ou pitié ?
Quand nous ne connaîtrons plus la nuance entre la saine culpabilité (qui est la capacité adulte de reconnaître ses torts)
et la pénible culpabilisation, qui
est un trouble du psychisme ?
Alors, sauvons les dauphins et les
chauves-souris, oui. Mais même si ça fait moins « pipole », moi je
dis : sauvons la pensée.