216 000 enfants victimes. Près de 3000 abuseurs. Le rapport français de la
commission indépendante chargée d’investiguer à propos des abus sexuels dans
l’Église est plus qu’accablant : c’est l’ « histoire d’un
naufrage », selon les mots de son Président, Jean-Marc Sauvé. Qui souligne
que le célibat en tant que tel n’est pas la cause des abus, mais bien plutôt
son héroïsation ainsi que la sacralisation excessive de la figure du prêtre.
Nous y voilà. Enfin, oserait-on écrire. Parce qu’il faudra bien, un jour,
avoir le courage de descendre dans les abysses inconscientes de ces hommes,
convaincus d’être appelés par un Dieu de vie et qui commettent des crimes
« contre l’humanité du sujet intime, croyant, aimant », ainsi qu’a
réagi Sr Véronique Margron. Comment comprendre ? Non pas excuser, mais
expliquer ? Parce qu’il est toujours possible et souhaitable, bien sûr, de
mettre en place des procédures, des commissions, des discernements, des
règlements, des punitions qui mettraient un terme à ces abus et tenteraient de
réparer, si peu que ce soit, l’insupportable mal infligé. Mais lorsqu’un père
ou un voisin pédophile est confronté à ses actes, la justice tente, à travers ses
experts, de comprendre comment cela a pu arriver. Face à une perversion qui a
pu perdurer pendant 70 ans et qui touche autant de serviteurs (clercs mais
aussi laïcs) d’une institution censée témoigner d’une heureuse annonce, il
n’est plus possible de se voiler la face ou d’invoquer le seul célibat :
l’enfer se nourrit de ce qui grouille dans les tréfonds de la personne. Freud
l’a montré il y a plus d’un siècle – mais l’Église n’a jamais manifesté
beaucoup d’intérêt pour ses travaux, c’est peu de le dire.
L’Église, comme toute institution humaine, est composée d’hommes et de
femmes – d’hommes, surtout, dans sa structure hiérarchique. Et un homme, une
femme, c’est un être de raison, mais aussi de désirs et de pulsions, un être
sexué, ni ange ni bête, comme l’écrivait Pascal, lequel ajoutait finement
« … et celui qui fait l’ange fait la bête ». Ordonner un homme au
« sacerdoce » (terme de l’ancien Testament !), c’est – le mot sacer
l’indique – en faire un homme qui n’est plus comme le commun des mortels
puisqu’il aurait accès au domaine du sacré, par définition le lieu de la
divinité. « Icone du Christ, époux de l’Église, incarnation de l’amour
universel de Dieu… » : voilà cet homme appelé à abandonner, en
quelque sorte, ses habits humains – au propre comme au figuré – pour endosser
ce qui est bien plus qu’un ministère pastoral : une tunique qui lui confère
une destinée exceptionnelle, celle d’être le représentant de Dieu sur
terre ! Le féminin, en tant que dimension ontologique, n’a plus qu’à se
réfugier dans la figure de la Vierge-mère puisque la sexualité (au sens
premier, très prosaïque : celui d’être homme ou femme) n’a plus vraiment de
place dans cet avant-goût du Royaume divin que le prêtre est censé servir.
Pas nécessaire d’être psychiatre pour le savoir : refouler une
dimension constitutive de son être, c’est s’empêcher de mûrir ; c’est
aussi nourrir le germe de maux en tous genres. Le refoulé du féminin dans
l’Église est une histoire presque aussi vieille qu’elle[1].
Au début de son pontificat, le pape François évoquait la nécessité d’élaborer
une théologie du féminin – à quoi des théologiennes lui avaient signalé que
cela existait déjà. Le temps ne serait-il pas venu d’entreprendre un travail
d’élucidation courageux, douloureux peut-être, des profondeurs à propos de ce
que signifie être « prêtre » ? D’oser une analyse à hauteur
d’humanité avec les mots qui vont avec, avant que noyer la fonction dans un
vocabulaire religieux qui a sa vérité, certes, mais risque de se pervertir s’il
est déconnecté de la réalité humaine ? Le prêtre : un homme comme et
parmi les autres ? Peut-être cela paraîtra-t-il moins glorieux qu’un
statut de clerc sacralisé. Mais ce pourrait bien être la seule chance d’éviter
un naufrage définitif.
[1] J’ai écrit, en 2000, un livre sur cette
question : Miroirs d’Ève. Quand des hommes font parler Dieu à propos
des femmes. Vingt ans plus tard, je pourrais hélas le réécrire sans en changer
une seule ligne !