Les choses ont au moins le mérite d'être claires.
Si l'on en doutait encore, pour
celles et ceux qui gouvernent, la valeur de tête, celle qui permet de trancher
lorsqu'il s'agit de se donner un critère de décision, c'est la performance.
Diable (c'est le cas de le dire…) ! Les prouesses des Hazard, Courtois et
autres Lukaku auraient-elles à ce point marqué les cerveaux de nos ministres
qu'ils finissent par se considérer, non plus comme les garants du bien commun,
mais plutôt comme des coaches soucieux de mener leurs athlètes au top de leur
forme ? Ont-ils été à ce point émerveillés par la jeunesse de Mbappe, qui jette
une ombre sur le talent de vieux briscards comme Ronaldo ou Messi ? On pourrait
à la rigueur leur pardonner la confusion, tant l'enthousiasme national fut
exceptionnellement entretenu. Mais l'on peut craindre que la performance dont
il est question lorgne plutôt du côté d'une efficacité purement utilitaire. Si
j'ai bien compris, c'est elle qui remplacerait l'ancienneté pour fixer
l'échelle des salaires. Le modèle Ryanair, en quelque sorte : difficile de
trouver (sauf peut-être dans quelque atelier de couture asiatique) un tel rapport
coût /efficacité – un max de boulot, vite fait, bien fait, pour un minimum de
salaire. On comprend que les actionnaires applaudissent…
Oui, au moins les choses sont
claires. Ce qui est au centre des préoccupations, ce n'est pas le travailleur
en tant que personne humaine, mais sa capacité à faire, très bien, très vite,
ce qu'on lui demande. Que l'on réfléchisse au moyen de donner du travail à
celles et ceux qui en cherchent, de pourvoir les postes inoccupés : cela relève
de la saine gouvernance. Mais que cela justifie n'importe quel axiome, du type
« il va de soi que l'argent est la seule carotte qui fait avancer les ânes »,
cela relève du choix idéologique. Il n’est même pas sûr qu'il soit recevable,
tant de personnes, aujourd'hui, se crèvent littéralement dans de petits boulots
qui leur permet à peine de joindre les deux bouts… Qu'il se trouve encore des
jeunes qui rêvent assez d'être steward ou hôtesse pour travailler chez Ryanair,
on se sait si cela force l'admiration ou la pitié.
Les réactions indignées ne se sont
pas fait attendre, y compris chez des gens qui sont en retraite ou qui ne
seront jamais concernés par ce genre de mesure. Voilà qui rassure (même si –
bien logiquement – l'indignation est vue comme un fâcheux symptôme affectif du
côté des doctrinaires défenseurs du dogme dit libéral). Trier les êtres humains
selon leur utilité dans un système, évaluer le « mérite » à l'échelle de leur
soumission, ce n'est ni rare, ni neuf, hélas – l'École elle-même fonctionne
assez souvent comme cela. A-t-on assez dénoncé l'utilisation du verbe «
dégraisser », aussi cynique que vulgaire, pour désigner des licenciements !
Mais ce qu'il y a de pire, c'est qu'il semblerait que cette posture « je trie,
donc j'existe » s'insinue, tel un virus mutant, dans des comportements
personnels. Qu'on en juge : sur Facebook, une dame publie une vidéo, où l'on
voit une adorable petite fille se balancer gracieusement, les yeux fermés, au
son d'une musique qui manifestement la ravit. La scène serait une bulle d'air
frais s'il n'y avait le commentaire qui l'accompagne : "Quand j'ai viré de
ma vie les gens toxiques, voilà comment je me sens !" C'est vrai, j'avais
oublié : il y a des personnes « toxiques », des gens qui vous encombrent, vous
empêchent de développer à votre aise votre précieux moi et d'engranger vos
dividendes de bien-être.
Il fut un temps, pas si lointain,
où les conflits inhérents au vivre ensemble, les antipathies et les querelles
familiales étaient des occasions uniques d'acquérir progressivement ce que l'on
appelle la sagesse. Raison pour laquelle les aînés jouaient assez souvent le
rôle de médiateurs – ils étaient drôlement efficaces ! Apprendre à poser un
regard bienveillant sur autrui faisait partie de cette sagesse. La performance,
la vraie, serait peut-être bien de la retrouver.