Mon
père était tailleur. Il taillait, comme on disait alors, des costumes pour les
hommes, des uniformes aussi. Il taillait des vêtements comme d'autres
taillaient la pierre ou le diamant. Avec précision, minutie et lenteur. Tenant
à peine sur mes jambes, je le regardais prendre les mesures, placer de fins traits de craie, épingler
ourlets et pinces de poitrine. Entre la prise de mesures et la livraison du
costume, il y avait les "essayages" – deux au moins ! – qui
permettaient d'ajuster le vêtement à une épaule un peu affaissée, à une jambe
un peu plus courte que l'autre. Et puis, ajoutait mon père lorsqu'il livrait le
costume achevé, il sera toujours possible de "faire une retouche". Au
cas où le client prendrait un peu de poids, par exemple... Ça faisait partie du
service.
Est
arrivé le prêt-à-porter. La fière Singer de mon père a pourtant continué à
fonctionner : lorsqu'ils achetaient un costume tout fait (papa en vendait
désormais aussi), les clients devaient, presque à chaque coup, demander une
retouche : rares sont les morphologies aussi standard que les tailles ! "On voit bien qu'ils n'ont pas été
cousu pour moi !", disaient les habitués. Mais le prêt-à-porter finit
par gagner tout le terrain. Le "sur mesures", désormais plus cher,
serait réservé à une clientèle moins populaire que celle de mon père.
Pourquoi
ramener ce souvenir du passé aux marches d'une année nouvelle ? Peut-être
parce qu'on ne peut souhaiter que ce que
l'on n'a pas et que l'espérance naît toujours d'un manque ? Il me semble que
nous vivons toujours davantage dans une société du "prêt-à-tout" :
prêt-à-porter, prêt-à-consommer, prêt-à-jouir, prêt-à-penser... Inutile
d'épiloguer sur ces monceaux de fringues et de chaussures qui s'étalent de
façon presque obscène dans les rayons des soldes: le parcours du combattant
sera de trouver le pull, l'anorak non seulement de la bonne taille, mais qui ne
vous boudinera pas les hanches, ou la bottine qui ne vous fera pas subir le
supplice des sœurs de Cendrillon. Côté prêt-à-penser, il suffit de suivre à la
télé un débat ou un quelconque talk show, ou encore d'avoir le courage d'opérer
une plongée dans les forums Internet. Les degrés de subtilité y sont évidemment
différents, mais enfin, au bout du compte, on nous aura dit ce qu'il faut
penser du dernier film ou du dernier roman sortis, pourquoi il faut aimer les
restos du cœur mais pas les spectacles de Dieudonné, en quoi les Clarisses de
Malonne sont admirables ou infréquentables. D'ailleurs désormais, tout le monde
(ou presque) croit savoir ce qu'est une bonne école, les critères d'une bonne
santé et ce que recouvre l' "intégration des étrangers" en Belgique.
Facile : il n'y a qu'à endosser les idées toutes faites, prêtes-à-être reçues
et assimilées.
N'empêche.
Il se trouve encore des hommes et des femmes qui se sentent coincés aux
entournures par ces habits-là. Qui ne se sentent pas tout à fait à l'aise dans
ces costumes mentaux qui ne sont pas à leurs mesures. Qui voudraient avoir le
droit de penser un peu ailleurs, un peu plus haut, un peu de côté. Et puis qui
aimeraient, avant d'endosser une opinion, avoir la possibilité de l'ajuster, de
voir ce qu'elle vaut, de tester sa fiabilité... Ces hommes et ces femmes
prennent aussi le temps. Pour lire un journal, réfléchir avant d'acheter,
entendre d'autres sons de cloche. Et ils
se réservent le droit de "retoucher" si nécessaire ce qui passe pour
une vérité évidente, passe-partout et valable pour tous. Ils s'arrogent même –
un comble ! – le droit de retoucher leur propre pensée en fonction de leur
mûrissement !
En
ces temps de vœux – qui ne sont pas une vaine tradition mais l'occasion de se
redire, entre humains, tout le bien qu'on nourrit les uns pour les autres – je
vous, je nous souhaite amis lectrices et lecteurs, de prendre le temps d'aller,
tout au long de cette nouvelle année, à la recherche de ces lieux (ils existent
!) où il est encore possible de nous tailler une vie "sur mesures".
Parce que vraiment, chacune et chacun de nous le valons bien !