Matin sur un quai de gare. Les
navetteurs encore ensommeillés ne peuvent même pas compter sur le soleil pour
les réveiller : il se lève chaque jour un peu plus tard. Une fois encore, le
train partira en retard ; personne ne sait pourquoi et d'ailleurs, quand même
le saurait-on, cela ne hâterait pas le départ. L'agglomérat de voyageurs
silencieux et vaguement résigné monte dans le wagon sans se presser. Je repère
une place libre, près de la fenêtre, où je m'acagnarde, bien décidée à
prolonger un peu une nuit trop courte.
Sur la tablette traîne le journal
du jour, version gratuite et minimale. Pas de quoi retenir le regard. Tout de
même : une inscription manuscrite figure sur la première page, au-dessus du
titre. Une écriture un peu maladroite (les cahots du train ?) a laissé un
message : "C'est avec plaisir que je
vous laisse ce journal ! Bonne journée !" Du coup, je m'empare de la
feuille de chou, qui ne présente pas davantage d'intérêt qu'il y a quelques
secondes… sinon qu'il a été laissé là à mon intention. Car ce "Je vous laisse", c'est à moi
qu'il est adressé ! Enfin, pas tout à fait. C'est le hasard qui m'a menée à
cette place, c'est le hasard qui m'a fait lire la phrase laissée par une main
anonyme. Ç'aurait pu être mon voisin de droite, qui pianote sur sa tablette, ou
la dame en face qui fourrage dans son grand sac. Ou encore, le journal aurait
pu n'être lu par personne, y compris moi. Mais voilà : il se fait que ces
quelques mots manuscrits m'ont intriguée et que, prenant en mains le journal,
je consens à réceptionner le message.
Du coup, c'est comme s'il faisait
jour, comme ça, en un instant. Qui donc est cette personne qui a eu l'idée, qui
a pris le temps de transformer un geste banal, quotidien (balayer en quelques
minutes toute l'info) en geste de relation ? Cette personne est-elle une femme
? Un homme ? Est-elle jeune ou âgée ? Que faisait-elle dans ce train avant
qu'il ne s'immobilise ici pour une durée indéterminée ? Impossible à savoir. Ce
qui est sûr, c'est que cette personne n'est pas indifférente à autrui. Elle
aurait pu écrire quelque chose comme : "Bonne
lecture !", voire laisser un commentaire pénible comme on en trouve
sur les forums Internet, du style : "Ce
journal est nul". Mais non : "C'est
avec plaisir que je vous laisse ce journal", comme on fait cadeau d'un
objet qu'un autre vous envie. Ou peut-être voulait-elle dire par là qu'elle
était heureuse de s'en débarrasser ? Dans ce cas, pas besoin d'écrire quoi que
ce soit. Et puis, il y a ce "Bonne
journée !", qui est à la fois
bonjour, au revoir, clin d'œil, sourire.
Madame, Mademoiselle, Monsieur
qui avez eu la délicieuse attention de laisser cette trace anonyme, je voudrais
vous dire que vous avez enchanté le début d'une journée qui s'annonçait plutôt
morose. Sans doute ne mesurez-vous pas la portée de votre geste, peut-être
avez-vous écrit cette phrase parce que vous êtes par nature sociable. Mais
voyez-vous, vous êtes, vous que je ne connais pas, un formidable démenti à tous
ces bonimenteurs du malheur, qui ne cessent de répéter que les gens sont
indifférents les uns aux autres, que nous vivons les uns à côté des autres en
nous ignorant parfaitement. Oui, ma journée a été meilleure parce que vous me
l'avez souhaitée bonne et cela n'a pas de prix.
Peut-être, sans doute ne
lirez-vous pas ces lignes que je vous adresse. J'aimerais alors qu'à leur tour,
abandonnées sur une page de journal, elles deviennent comme un de ces ballons
que les enfants lâchent dans le ciel, dans l'espoir que quelqu'un le recueille.
Ami lecteur, amie lectrice, chers anonymes, c'est avec plaisir que je vous
partage ce petit moment de bonheur :
puisse-t-il ensoleiller votre journée !