Le personnel hospitalier n’a pas,
comme les agriculteurs, de grosses machines capables de créer des
embouteillages et de bloquer des accès d’autoroute. Médecins et infirmières n’ont
pas des voix assez puissantes pour se faire entendre des gouvernants ni pour attirer
les médias qui pourraient leur consacrer des heures entières d’émissions, de
débats et de reportages. Dans une société où il faut de plus en plus crier pour
se faire entendre, le rapport de force est décidément inégal.
Pourtant, le monde agricole et
celui des hôpitaux ont bien des choses en commun. Leur métier subit des contraintes
grandissantes ; il se déglingue d’année en année malgré la bonne volonté
de celles et ceux qui l’exercent. Autre point commun : santé et
alimentation ne sont pas étrangères – tant s’en faut. Et même si ce n’est pas
un besoin quotidien comme le manger, pouvoir être soigné est lui aussi un
besoin essentiel. On connaît déjà la « malbouffe » ; irons-nous
demain vers la « malthérapie » ? Vers une médecine rationalisée
comme le sont les élevages ?
En commun, encore, la raréfaction
de la relève. Ici des fermes disparaissent, faute de repreneurs ; là, prendre
rendez-vous chez un spécialiste relève d’un long et incertain parcours du
combattant. Et que dire des patients qui cherchent en vain un médecin
généraliste ? « J’adore mon métier, mais franchement je suis soulagée
d’arriver à la pension », témoigne cette infirmière hospitalière qui a
choisi de travailler la nuit « pour ne plus subir le stress constant du
boulot en journée ». Soyons clair : il n’y a que dans les séries
médicales télévisées que l’on peut voir soignants et toubibs disposant d’assez
de temps pour s’assoir au chevet des patients ou réfléchir, des heures durant,
afin de trouver la cause d’une affection (sans compter le temps consacré à
leurs idylles amoureuses !). Dans ce triste tableau pourraient encore figurer
le monde de l’École et celui de la Justice. Le tribunal de la famille à
Bruxelles va tourner au ralenti durant trois mois en raison du nombre
insuffisant de greffiers et l’on ne compte plus le nombre d’heures de cours en
déshérence parce qu’il n’y a personne pour les donner.
Au fond, la colère et la détresse
de bien des agriculteurs sont le symptôme d’un mal plus profond qui touche à ce
qui nous fait humains, un mal plus difficile à nommer au fur et à mesure que
l’on se rapproche précisément du cœur de cette humanité. Les revendications du
monde agricole portaient essentiellement sur l’impact des normes imposées et
sur les bénéfices insuffisants eu égard au travail investi. Lorsqu’on écoute
les actrices et acteurs des « métiers de l’humain » – soigner,
éduquer, réguler et juger les relations sociales… –, ce n’est même plus
l’aspect financier qui est le plus souvent évoqué, même s’il est aussi indigne
de sous-rémunérer un éleveur qu’ une aide-soignante ou un instituteur si l’on
considère les responsabilités qui sont celles des deux dernières catégories. Apprendre
à écrire à un enfant, mener un ado vers l’âge adulte, laver un senior dément, rassurer
une malade, clarifier la garde d’une fratrie lorsque les parents se
séparent : qui osera prétendre que ce sont là des actes anodins, sans
conséquence, que l’on peut expédier comme on envoie un courriel ? Des actes
que l’on peut rationaliser afin de tendre à l’efficience maximale ? Des
actes qu’un individu peut assumer seul même s’il en faudrait deux de
plus ?
L’intelligence artificielle
progresse et ce peut être (on l’espère !) un plus pour la médecine ou la
Justice. Reste qu’aucune IA, aucun robot anthropomorphique ne peut apporter ce
que seul un être humain peut offrir : la présence, l’empathie, le soin,
l’écoute, la reconnaissance d’autrui comme soi-même. Cela demande du temps, une
vraie puissance d’être, des ressources humaines en permanence. Et c’est, comme
tout ce qui touche à l’avenir de notre société, un choix.